Ce ruisseau-là

Il y a une journée que j’ai longtemps considérée comme la pire de ma vie (aujourd’hui j’évite ce genre de réflexion…). C’était au printemps 1981, au mois d’avril, et j’avais six ans. Le temps était exactement comme lorsque j’ai pris cette photo: la neige toujours épaisse fondait, mais le ruisseau coulait et il faisait bon. Je jouais avec les petits-enfants de mes voisins, qui devaient avoir près de six ans pour la fille et près de neuf pour le garçon. D’abord, on s’est choisi un endroit pour glisser. Manque de chance, la mini-campagnarde a foncé droit dans un arbre. Lèvre coupée, sang qui coule, rien pour énerver la fillette sauvage que j’étais. On entre au chalet, on nettoie et on repart. Ah… mais là, les adultes nous ont bien avertis: pas de glissage avec risque de collision arboricole (quelque chose au sujet de ne pas briser la petite voisine, du moins pas chez eux). Bon.

Allons donc plus bas sur le terrain. Comme défi, non plus des arbres à éviter, mais un ruisseau avant lequel il faut s’arrêter. Ce ruisseau-là. Or arrive à ce moment (c’est-à-dire après quelques tours de glissade) l’oncle de mes camarades, qui doit avoir la toute jeune vingtaine. C’est donc l’oncle cool, celui qu’il faut impressionner, vous comprenez? C’est à mon tour de glisser… mais l’ami de neuf ans, lui, voit sa chance de prouver son grand talent (enfin…) devant son oncle et me bouscule, avec pour résultat que j’ai atterri dans le ruisseau, habit de neige compris. Il a beau faire doux, j’ai froid, mon habit de neige pèse maintenant quarante kilos, et en plus je suis humiliée et le petit (grand pour moi) vlimeux ne me présente pas d’excuses (il est plus vieux et croit donc dur comme fer qu’il a raison — vingt-huit ans plus tard… je m’en fiche!).

Je retourne donc chez moi, péniblement. C’est tout près, mais on n’oublie pas les quarante kilos que je porte sur moi, ni le froid qui commence à se faire sentir vu l’état de mes vêtements. J’entre dans la maison, j’enlève mon habit de neige trempé (vraiment trempé). Mon père est au téléphone (événement somme toute rare chez nous, qui partagions la ligne avec d’autres voisins… nous, c’était deux grands coups de sonnerie). J’entends quelques paroles. Je m’enferme dans ma chambre. Mon grand-père est mort, et j’ai compris. Celui pour qui j’étais la première et la préférée, le seul qu’il me restait (l’autre, tout aussi adoré, était mort un an plus tôt; c’est l’autre appel dont j’ai le plus vif souvenir).

C’est tout. C’était la pire journée de mes six ans de vie. Je ne peux pas dire que cette idée est devenue ridicule avec le temps, par contre, car la mort de mon grand-père a eu des conséquences qui durent encore (contrairement à ma lèvre fendue ou à mon saut dans le ruisseau), nommément de jeter une chape de plomb sur mon père, qui a cru devoir remplacer le sien et s’occuper d’une reine-araignée sortie tout droit des enfersde ma grand-mère, ce qui a ultimement mené à mon éloignement volontaire et infini d’elle et de lui.

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9 réponses à Ce ruisseau-là

  1. Manon dit :

    ça veux-tu dire que tu ne vois plus ton père?

  2. Manon dit :

    ça me fait penser à mon frère… Je suis pas certain de vouloir le voir à nouveau… TK pas tout de suite. ça fait 3 ans maintenant.

    • vieux bandit dit :

      Quand certains gestes sont posés, il faut s’attendre à vivre avec les conséquences. Le retour en arrière est simplement impossible quand le geste est grave.

      Les histoires de « il faut absolument pardonner », je considère que c’est de la bullshit: il faut absolument se guérir, mais le pardon, lui, n’est pas obligatoire. Certaines choses ne se pardonnent pas, et c’est tout. Je n’en fais absolument pas un drame: j’ai pris cette décision-là pour moi, et je n’ai tout simplement jamais regretté! Je n’ai plus de peur, plus même de colère. Simplement beaucoup de déception, mais quant à ses décisions à lui, qui ne m’appartiennent aucunement.

      Quand une relation n’est que drainante et blessante, il faut tirer la plogue. Mon père ne l’a jamais fait avec sa mère, mais moi j’ai mis fin à ce pattern de manipulation avant qu’il n’atteigne une quatrième génération.

  3. Manon dit :

    Ben depuis 3 ans c’est pas mal mon choix aussi!

    C’est juste pas toujours évident quand il est question de maladie mentale et de consommation de drogue associée. Tous ne comprenne pas toujours mon choix.

    Perso, je trouve que j’aurais ben de la difficulté à l’aider sans m’épuiser émotionnellement et physiquement… C’est effectivement lié avec un gros patern de manipulation.

    J’ai comme pas envie de me laisser entrainer dans ce tourbillon et me faire gruger toute mon énergie. Pas que je l’aime pas ou que ça ne me touche pas. Non, juste que je ne suis pas capable d’être-là pour tout le monde. Me semble que mes enfants ont le droit d’avoir une maman pour eux.

    • vieux bandit dit :

      On ne peut pas être tout pour tout le monde, comme dit mon meilleur ami. Et la manipulation, c’est ben maudit, hein? Y a comme pas moyen d’expliquer comment ça se fait à un tiers, mais tu sais très bien comment c’est réussi quand même! Les manipulateurs connaissent les boutons sur lesquels appuyer, les blessures à gratter, le bon endroit à fragiliser. Honnêtement je n’ai jamais appris à les gérer mieux qu’en me poussant loin loin (ce qui n’est pas toujours possible, aussi j’ai besoin d’une stratégie parallèle, pas encore peaufinée).

      Quand j’essaie d’expliquer ma grand-mère, je parle de Sylvia, la mère de Tony Soprano. Ma grand-mère est exactement comme ça, à faire pitié volontairement mais à jouer de tous les fils invisibles. (Quand j’allais dormir chez elle petite, je saignais invariablement du nez. Hasard? Et on me disait que j’étais « trop » sensible!)

      Aider quelqu’un qui ne veux pas s’aider, c’est s’inscrire sur la liste d’attente (très courte!) pour une grosse déception. Et savoir tes propres limites, il me semble que c’est tout simplement… sain! À quoi bon se noyer avec l’autre s’il se débat au lieu de s’agripper? Enfin, c’est toujours plus complexe que ça, mais… Faut quand même penser à soi (et à ta famille). Et les questions de maladies mentales rendent tout beaucoup plus complexe! 🙁

  4. Manon dit :

    Disons que mon conjoint m’a beaucoup éclairé dans tout ça au début 😉

    Sa mère à lui, a fait avec sa propre mère (donc la grand-mère de mon chum!) ce que tu fais avec ton père pour des raisons similaires aux tiennes.

    C’est un psychologue qui lui avait conseillé de faire ça. Ça été ainsi jusqu’à la mort de la grand-maman de mon chum. Aussi ma belle-mère fut la seule de sa famille à faire ça. Je dirais que oui ça été très sain comme décision et elle en a bénificié de toute sorte de façon.

    J’ai eu la chance de rencontrer assez de gens qui on su me montrer cette voie et me dire qu’effectivement mes enfants avaient le droit d’avoir leur maman. Que mon devoir était plus auprès de mes petits. De me donner le droit de choisir mes enfants plutôt que mon frère. Car ici c’est ça à toute fin pratique. Toutes les personnes que j’ai rencontré qui m’ont donné ce droit, m’ont grandement aidé à être plus forte là-dedans.

    Reste que je sais que je suis fragile quand même. Comme tu dis: « Les manipulateurs connaissent les boutons sur lesquels appuyer, les blessures à gratter, le bon endroit à fragiliser. » et parfois il faut se battre contre certaine personne dans la société qui ne comprenne pas ce choix. Ce sont surtout ces gens que moi j’essaie d’éviter 😉 J’ai pas toujours envie d’argumenter sur ce choix, déjà qu’il a été difficile à prendre. Voilà j’en suis rendue là.

    • vieux bandit dit :

      Ça t’est déjà arrivé de revoir quelqu’un après de nombreuses années, et de te rendre compte qu’en le revoyant tu étais « redevenue » ce que tu étais à l’époque, comme si c’était dans ce seul registre-là que tu pouvais interagir avec la personne parce que votre relation date de quand vous étiez x et pas encore y? Mon chum à l’époque, par exemple, savait toujours quand c’était mon père au téléphone, dès mon premier mot. Je redevenais pour lui la personne x que pourtant je n’étais plus. Et je me suis vue redevenir autre en reparlant à un ex des années après aussi.

      C’est un drôle de mécanisme. Et j’imagine que quand c’est un frère, le « pattern relationnel » est fichtrement bien ancré, alors c’est facile de jouer là-dessus. Pas évident!

      Justement: t’as ni à argumenter ni à te justifier! Y a des gens qui associent « penser à soi, tenir compte de ses besoins » et « égoïsme ». En général… ces gens-là sont hypocrites! Je rigole, mais y a un fond de vérité…

  5. Manon dit :

    Pour: « redevenue” ce que tu étais à l’époque »… Oui ça m’est déjà arrivée. Pas toujours simple tout ça!

    Pour: « penser à soi, tenir compte de ses besoins” et “égoïsme”

    C’est effectivement la réflexion que j’ai dû avoir, c’est 2 choses ne sont pas synonyme et il faut faire la différence entre les 2. Toutefois, il arrive parfois que des gens ne voient pas cette différence. Au bout d’un moment je laisse faire ces gens et je fais ce que j’ai à faire. Après tout c’est ma vie pas la leur!