Billet traduit: De l’importance des luddites

L’original de ce texte écrit par TheLuddbrarian a été publié sur LibrarianShipwreck sous le titre Why the Luddites Matter. Je l’ai trouvé intéressant (d’autant qu’on a parfois dit de moi que j’étais technophobe) et j’ai demandé l’autorisation de le traduire. Des mois plus tard, le voici enfin en français. (Les passages en gras sont ceux que je voulais souligner.)

De l’importance des luddites

Ne chantez plus vos vieilles complaintes sur le brave Robin des Bois,
Je n’admire que peu ses exploits
Je chanterai les accomplissements du général Ludd
Maintenant héros du Nottinghamshire


Le triomphe du général Ludd(i)

Les expressions familières ont le don remarquable de convaincre ceux qui les utilisent qu’ils ont fait leurs devoirs. Il suffit d’une cuillerée de sens vaguement historique mélangée aux eaux de l’usage répété pour que, soudainement, un locuteur soit convaincu qu’il comprend la Vérité (V majuscule) qui sous-tend un terme ou une idée. Après tout, se dit-on, si l’usage de ce terme n’était pas historiquement exact, pourquoi en serait-il venu à être utilisé ainsi? Il faut en effet se le demander. Et si vous voulez utiliser un terme à cause de la signification historique évocatrice que vous croyez y être reliée, vous voulez probablement vous assurer que vous connaissez bien l’histoire.

Ce qui nous amène à parler des luddites.

Il est indéniable que le mot « luddite » est maintenant utilisé assez fréquemment comme un raccourci dans le monde anglophone. De la façon dont on l’utilise communément dans le discours ordinaire, le terme en est venu à devenir un descripteur facile pour une personne qui « déteste la technologie », une personne qui « a peur de la technologie » ou qui est, tout simplement, « peu douée avec la technologie ». Selon l’usage précis qui en est fait, le mot « luddite » peut servir comme expression comique d’autodérision ou être lancé comme une insulte. Pour la plupart des gens, l’usage du terme est appuyé par une vague connaissance historique, suffisante pour obtenir une partie de la note dans un test d’histoire : les luddites étaient des gens qui ont, il y a longtemps en Angleterre, détruit des machines. Sur ce fondement de base, d’autres éléments se font ajouter : les luddites détestaient la technologie, les luddites détestaient le progrès, si les luddites avaient gagné, nous vivrions dans des cavernes, les luddites étaient des imbéciles illettrés, et ainsi de suite. Comme l’historien E.P. Thompson l’a justement observé avant de démolir le fondement historique de cette croyance, « Le luddisme persiste, dans l’esprit populaire, comme étant une affaire grossière et spontanée d’ouvriers illettrés résistant aveuglément à la machinerie[i]. » Pour une société inondée de téléphones intelligents, entichée de l’Internet et dont l’espoir d’un avenir meilleur repose sur Silicon Valley, les luddites semblent être de parfaits croque-mitaines. En brandissant le spectre des luddites, il est facile de dénigrer quiconque ose parler contre la moindre technologie en le dépeignant comme un idiot qui languit pour le passé, et qui, en réalité, souhaite que nous allions tous vivre dans des cavernes au fond des bois.

Bien sûr, la majeure partie de cette imagerie populaire au sujet des luddites historiques est tout simplement erronée. Lorsqu’on jette le terme « luddite » sans y prendre garde, cela détruit toute nuance historique et on transpose alors les valeurs et idéologies contemporaines de manière à supplanter celles que défendaient réellement les luddites. L’usage de « luddite » comme épithète familier est une façon puissante de couper court à toute pensée critique.

Pourtant, pour le dire de façon directe, quelle importance a notre façon de parler des luddites?

C’est que quand nous parlons des luddites, nous ne parlons pas des vrais luddites, mais de nous-mêmes. Nous devrions donc faire très attention aux valeurs qui se glissent dans notre façon de parler.

Qui étaient, donc, les vrais luddites?

Historiquement, les luddites étaient des ouvriers qualifiés travaillant en Angleterre au début du 19e siècle, qui ont été parmi les premiers groupes dont les emplois et le mode de vie ont été victimes de la mécanisation. Leur opposition à la machinerie « odieuse » était conforme à leur opinion voulant que l’imposition de ces machines allait entraîner « une triste fin à un métier honorable[ii] ». Le recours au bris de machine, tactique pour laquelle on se souvient des luddites, n’était pas un « mouvement spontané ». Il n’est survenu qu’après que le parlement ait ignoré les appels des travailleurs pour que leur « métier honorable » soit protégé[iii]. Les luddites ont pris les armes, mais ils l’ont fait avec l’appui de leurs collectivités[iv], et ils se sont soulevés avec le sentiment de protéger leurs droits, des droits établis par « la coutume et la loi[v] ». Non limités au bris de machines, les gestes des luddites ont pris plusieurs formes bien décrites par Eric Hobsbawm comme étant « une négociation collective par émeute[vi] ». Les attaques contre les machines n’étaient pas une « résistance aveugle envers la machinerie ». Les luddites ont plutôt choisi les lieux où frappait leur colère selon la façon dont les machines étaient mises en œuvre dans ces usines en particulier. Les luddites choisissaient leurs cibles avec soin en menant leur campagne. Les structures ciblées pour le bris étaient celles qui appartenaient aux employeurs qui se servaient des nouvelles machines comme d’une excuse pour baisser les salaires des travailleurs[vii]. C’est une tendance que l’on observe dans tous les endroits où les luddites se sont soulevés[viii].

Les luddites ont fini par être réprimés, et ce, avec violence. Des soldats ont été déployés pour mettre fin à l’agitation, et le parlement a rendu le bris de machines punissable de mort. Il serait pourtant faux d’affirmer que les gestes des luddites n’ont eu aucun succès. Lorsque le luddisme s’est éteint, les gestes de cette « armée de redresseurs » avaient réussi à convaincre de nombreux propriétaires d’usines de payer de meilleurs salaires, et la fin du luddisme n’a pas été causée par l’échec du mouvement, mais bien par le grand nombre de soldats mobilisés pour l’étouffer et par la menace d’une nouvelle loi[ix]. Il est important de noter que cela n’a pas été la fin de la stratégie du bris de machine, loin de là. De la dernière partie de 1830 jusqu’en 1831, l’Angleterre a à nouveau été bouleversée par le bris de machines dans le cadre du soulèvement des Swing Riots[x]. Durant ces émeutes, des travailleurs déplacés se sont attaqués à des batteuses mécaniques, ce qu’Eric Hobsbawm et George Rudé ont qualifié de « luddisme des pauvres[xi] ». Et si ce mouvement a aussi finalement été réprimé, il a été à la fois plus destructeur côté machinerie et plus réussi pour ses auteurs, ce qui a fait dire à Hobsbawm et Rudé que « le véritable nom du roi Ludd était Swing[xii]. »

On ne peut entièrement encapsuler une histoire complexe en deux paragraphes. Cependant le résumé ci-dessus démontre, je l’espère, quelques détails pertinents au sujet des luddites qui vont à l’opposé de ce que pensent la plupart des gens quand ils entendent ce terme. D’abord, les luddites ne s’attaquaient pas sans distinction à « toutes les machines », mais dirigeaient leur indignation vers certaines machines, dans certaines usines, qui étaient utilisées d’une certaine manière. Deuxièmement, le luddisme était un mouvement populaire à son époque, et sa fin n’est pas due au « progrès technologique inévitable », mais au déploiement de soldats et au dépôt d’une loi répressive. Troisièmement, la tactique du « bris de machines », même si on l’associe souvent aux luddites, ne leur est pas exclusive : l’histoire regorge d’exemples d’ouvriers qui brisent sciemment leurs machines pour résister non pas à la machinerie (comme telle), mais au système économique l’englobant. Enfin, et c’est peut-être le plus important, il y a tout ce qui est compris dans la phrase évocatrice d’Hobsbawn, « une négociation collective par émeute ». L’expression suggère qu’il vaut mieux penser au luddisme comme étant le précurseur du mouvement ouvrier : comme travailleurs, les luddites n’avaient aucune protection (ce qui leur a été confirmé lorsque le parlement a refusé de protéger leur métier), aussi ont-ils, littéralement, pris les choses en mains.

Quant à ce que désiraient les luddites, ou quant à savoir de quoi aurait l’air le monde si les luddites avaient « eu ce qu’ils voulaient »? Franchement, les luddites voulaient être en mesure de nourrir leurs enfants; ils ne voulaient pas être poussés vers la pauvreté, et ils pensaient que cela était plus important que l’accroissement de la richesse et du pouvoir des propriétaires d’usines. Il n’y a rien de particulièrement radical ou incompréhensible dans ces désirs. Vous souhaitez probablement nourrir vos enfants (si vous en avez), vous ne voulez probablement pas être poussé vers la pauvreté, et vous trouvez probablement que votre sécurité économique est au moins aussi importante que la capacité de votre patron de se payer une nouvelle maison de villégiature. Si les luddites avaient « eu ce qu’ils voulaient », ils auraient eu leur mot à dire dans la détermination de leurs conditions de travail, et ils auraient eu droit à une part des bénéfices qu’apportait la nouvelle machinerie. Il est ridicule de suggérer qu’ils s’opposaient au « progrès », car les idéologies qui se rattachent à ce terme de nos jours étaient inconnues à l’époque. Mais si nous devons parler du « progrès », ce n’est pas à lui que les luddites s’opposaient. Ils pensaient simplement qu’ils devaient également pouvoir en profiter. Comme l’a affirmé l’historien David Noble, « les luddites ont peut-être été les derniers en Occident à percevoir la technologie au présent et à agir sur la base de cette perception[xiii] ». Ce qui rend les luddites si étranges, si radicaux et si dangereux, ce n’est pas qu’ils souhaitaient que tout le monde retourne vivre dans des cavernes (ils ne le souhaitaient pas), mais qu’ils croyaient que ceux qui allaient subir les répercussions d’une nouvelle technologie méritaient leur mot à dire quant à son déploiement.

Bien sûr, nous savons qu’aujourd’hui les luddites ne sont pas considérés avec bienveillance. Et ce qui explique cela nous ramène plus haut : quand nous parlons des luddites, nous ne parlons pas des vrais luddites, mais de nous-mêmes. Ou, comme l’a dit Theodor Roszack : « Si les luddites n’avaient jamais existé, leurs critiques auraient dû les inventer[xiv]. »

À l’époque contemporaine, les questions technologiques dominent les grands titres : drones de livraison, téléphones intelligents amincis, gadgets à porter, voitures sans conducteur, robots, données massives, bitcoin, médias sociaux, armes nucléaires, piratage, réalité virtuelle… et cette liste est loin d’être exhaustive. Et derrière ces récits, on trouve les magnats de la technologie, publiquement encensés : Jeff Bezos, Bill Gates, Mark Zuckerberg, Elon Musk… et cette liste est loin d’être exhaustive. En général, ces nouvelles technologies sont présentées comme étant inévitables et ces fortunes comme liées à des « génies ». On dit à la masse que la « résistance est futile » et que toutes ces choses représentent le « progrès ». Et vous ne voudriez pas résister contre le progrès, n’est-ce pas? Vous n’êtes pas [ha!] une sorte de luddite, n’est-ce pas?

Dans les sociétés contemporaines dominées par l’informatique, on s’accorde généralement à penser que les gens ordinaires n’ont pas leur mot à dire dans les discussions sur les types de technologies qui transforment radicalement leurs vies. Et la façon dont le terme « luddite » est communément utilisé sert à donner forme à cette croyance en faisant croire aux gens qu’ils ne peuvent pas remettre en question la technologie. L’ironie, bien sûr, c’est que l’histoire l’a démontré : les luddites ont, en fait, prouvé qu’on peut résister, qu’on peut bâtir un mouvement de masse autour de cette résistance et qu’on peut même avoir tant de succès que le gouvernement sera forcé de déployer des soldats et d’adopter une loi répressive pour l’écraser.

Il vous faut un exemple plus récent ? Pensons à Google Glass. Quand Google a dévoilé son casque haute technologie à porter, celui-ci a été qualifié « d’inévitable », ceux qui soulevaient des inquiétudes étaient écartés comme étant des « luddites », et Google a semblé déterminé à aller de l’avant. Les Google Glass allaient être la prochaine sensation, non pas parce que les gens ordinaires le souhaitaient, mais parce que Google insistait sur le fait qu’il en serait ainsi. Puis il s’est produit quelque chose : les gens ont dit non, et le produit « révolutionnaire » de Google a été mis au placard. Il existe sans doute une différence entre le rejet par le public d’un article technologique et le refus de la mécanisation par les travailleurs, mais leur point commun est qu’il n’est pas nécessaire de laisser une entreprise technologique qui nous crie « progrès technologique » au visage nous transformer en modèles de passivité. De surcroît, nous n’avons pas à accepter une dichotomie fallacieuse selon laquelle refuser une sorte de technologie signifie le rejet de toute technologie.

Considérer les luddites avec honnêteté nous permet de nous percevoir comme des forces actives au sein du monde technologique. Nous pouvons choisir ce que nous utilisons. Nous pouvons choisir ce que nous n’utilisons pas. Nous pouvons choisir comment nous utilisons les choses. Nous pouvons nous unir à d’autres pour réclamer certaines choses, pour en repousser d’autres. Nous pouvons reprendre notre capacité à reconnaître que la technologie n’est pas une force neutre dans nos vies ou dans la société. Alors que les dernières années ont mis au jour les sortes de préjugés racistes et misogynes qui sont souvent endémiques au sein du monde technologique, nous serions bien avisés d’accepter un certain scepticisme luddite quant aux valeurs qu’incarnent les nouvelles technologies. Comme l’a sagement dit l’informaticien et pionnier de l’intelligence artificielle Joseph Weizenbaum, « Le mythe de l’inévitabilité technologique, politique et sociale est un puissant tranquillisant pour la conscience. Ce mythe sert à retirer la responsabilité des épaules de quiconque y croit réellement. Pourtant, en réalité, il y a des acteurs[xv] ! » Les luddites nous rappellent qu’il y a des gens derrière ces technologies, que ces gens ont leurs propres valeurs, que ces valeurs se font intégrer dans les systèmes technologiques que ces gens bâtissent… et que ces valeurs ne sont pas nécessairement les nôtres. De plus, les luddites nous rappellent que nous sommes aussi des acteurs.

Avant de conclure, il est essentiel de reconnaître le leurre dont on se sert quand on utilise le terme « luddite » comme insulte anhistorique : on transforme des gestes de résistance précis, contre des technologies précises, dans des contextes précis, en gestes contre toutes les technologies. Il serait ridicule d’affirmer qu’une personne qui n’aime pas McDonald’s ou qui critique l’agriculture industrielle est « anti-alimentation », et il serait tout aussi ridicule de prétendre qu’une personne qui n’aime pas Google ou qui critique les pratiques de travail derrière les gadgets de haute technologie est « anti-technologie ». Quand une personne s’oppose aux Google Glass, cela ne veut pas dire qu’elle s’oppose au port de lunettes, et quand une personne se méfie des logiciels de reconnaissance faciale, cela ne signifie pas qu’elle s’oppose aux caméras. « Luddite », comme on l’emploie communément, est un homme de paille[xvi] qui transforme toute critique d’un élément technologique ou d’un usage précis d’une technologie particulière en une attaque contre l’ensemble de la technologie. Et même si cela est ridicule, cela contribue à faire progresser un ensemble précis de valeurs idéologiques et économiques dans lequel la seule chose qui compte, c’est le « progrès technologique ». Ce qui est souvent invisible et passé sous silence, c’est que le « progrès technologique » n’est pas un jeu auquel tous gagnent; souvent, un tel « progrès » ne sert qu’à faire croître le pouvoir de ceux qui sont déjà puissants. Comme l’a fait remarquer Langdon Winner, « Les développements actuels de l’ère de l’information suggèrent une augmentation du pouvoir de ceux qui possédaient déjà un pouvoir considérable, une centralisation accrue du contrôle par ceux qui étaient déjà prêts à prendre le contrôle, une augmentation de la richesse pour les déjà riches[xvii]. » Au risque d’être grossier, plus une personne chante religieusement les louanges du « progrès technologique », plus elle et sa famille vivent loin d’une décharge de déchets électroniques. Et bien sûr, l’ironie suprême de l’idée que si les luddites avaient eu gain de cause nous « vivrions dans des cavernes », c’est que ce qui menace de nous renvoyer à l’âge de pierre, ce sont plutôt la guerre nucléaire (décidément hautement technologique) et les changements climatiques, qui sont exacerbés par la technologie.

Ceux qui se hérissent quand on leur suggère de cesser d’utiliser « luddite » comme épithète répondent souvent que « le sens des mots change avec le temps ». C’est manifestement vrai, mais il vaut mieux considérer les systèmes de valeurs qui sous-tendent ces changements. De plus, cela démontre un degré inquiétant d’inconscience jumelé à un mépris stupéfiant pour l’histoire. Les gens qui défendent l’usage du terme disent souvent « nous avons besoin de ce terme », mais soyons sérieux : qui se cache derrière ce « nous » ? Sans doute, les géants de la technologie et les médias technologiques veulent un homme de paille ou un croque-mitaine pour vous convaincre que le meilleur état auquel vous puissiez aspirer dans le monde contemporain est celui de consommateur malchanceux. Mais a-t-on vraiment besoin d’un tel terme ? Et veut-on vraiment défendre la position qui veut que l’histoire rattachée à un terme n’importe pas si un grand nombre de gens se servent de ce terme ?

Certes, j’écris ce texte en tant qu’étudiant au doctorat dont la recherche est axée sur l’histoire de la technologie et sur les traditions de critique de la technologie. Je dois dire qu’il me semble assez évident que des termes comme « anti-technologie » et même « technophobe » sont simplement des signes de paresse intellectuelle; ils en disent bien plus long sur la personne qui les utilise que sur la personne qu’on accuse de « technophobie ». Dans la vaste majorité des cas, quand on s’attarde aux croyances des personnes soi-disant « anti-technologie », on réalise qu’ils ne s’opposent pas à « toute » la technologie, mais (tenez-vous bien) à des technologies précises, utilisées de façons particulières, dans un contexte précis. Je ne prétends pas qu’il n’existe aucun cas réellement « extrême », mais il est absolument absurde de prétendre que quelqu’un qui croit que Facebook est devenu trop gros souhaite que nous retournions tous vivre au fond des bois. Pourtant, c’est le genre d’absurdités qui devient courant dans une société qui a perdu la capacité d’exercer une quelconque pensée critique au sujet de la technologie. Et avoir la bonne terminologie peut constituer une étape importante d’un renouvellement de la pensée critique. C’est pourquoi de nombreuses personnes ont tenté, malheureusement avec un succès mitigé, de réhabiliter le mot luddite. Hélas, de nombreux penseurs sérieux demeurent si terrifiés d’être étiquetés luddites qu’ils commencent leurs livres (articles, discours…) en psalmodiant soigneusement leur amour pour la technologie. Le résultat de tout cela est une cession des termes de l’argumentation aux entreprises qui veulent que vous achetiez un nouveau téléphone, que vous continuiez à cliquer J’aime et que vous téléversiez un égoportrait sur leur nouvelle appli amusante afin que vous les aidiez à raffiner leurs algorithmes de reconnaissance faciale.

Nous sommes au cœur d’une époque à laquelle de nombreuses personnes soulignent l’importance de réfléchir avec sérieux à l’histoire. Alors pensons à l’histoire de la technologie. Et pensons aux luddites, non pas comme à des caricatures, mais en tant que personnes réelles.

Les luddites n’étaient pas « anti-technologie ». Ils étaient des ouvriers qualifiés qui croyaient que la nouvelle machinerie que déployaient les propriétaires d’usines allait les appauvrir, les priver de leur autonomie et les condamner à la misère. Ils avaient raison. Ils ne visaient pas « aucune technologie », ils voulaient nourrir leurs familles. S’ils avaient eu gain de cause, nous ne vivrions pas dans un monde « sans technologie »; nous vivrions dans un monde dans lequel les collectivités ont leur mot à dire dans les décisions technologiques qui ont un impact sur elles.

Il est vraiment dommage qu’en 2018 bien des gens aient une compréhension de la technologie et du progrès moins nuancée que celle des luddites en 1812.


[i] Thompson, E.P. The Making of the English Working Class. New York : Vintage Books, 1966, p. 552.

[ii] Ibid., p. 551.

[iii] Ibid., p. 529-530.

[iv] Ibid., p. 547.

[v] Ibid.

[vi] Hobsbawm, E.J. « The Machine Breakers. » Past & Present, no 1 (février 1952) 57-70, p. 59.

[vii] Thompson, 554.

[viii] Ibid., 564.

[ix] Ibid., 556.

[x] Hobsbawm, Eric and Rudé, George. Captain Swing. New York, Verso Books 2014.

[xi] Ibid., 17.

[xii] Ibid., 298.

[xiii] Noble, David. Progress Without People: New Technology, Unemployment, and the Message of Resistance. Toronto : Between the Lines, 1995, p. 7.

[xiv] Roszak, Theodor. « Foreword: In Defense of the Living Earth » dans Mills, Stephanie (dir.) Turning Away from Technology: A New Vision for the 21st Century. Gabriola Island : New Catalyst Books, 1997, p. vii.

[xv] Weizenbaum, Joseph. Computer Power and Human Reason: From Judgment to Calculation. San Francisco : W.H. Freeman and Company, 1976, p. 241.

[xvi] Lien inséré par la traductrice.

[xvii] Winner, Langdon. The Whale and the Reactor: A Search for Limits in an Age of High Technology. Chicago : The University of Chicago Press, 1989, p. 107.

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